Da Libération del 22.8.2010:
Adroit dans sa botte
portrait
   
C’est l’une de ses blagues préférées. Il y a foule à la  porte du paradis et Silvio Berlusconi exige la priorité. Saint Pierre  contacte Dieu sur son portable et lui explique qu’il y a un type qui  veut passer à tout prix, disant s’appeler Berlusconi. «C’est un imposteur, rétorque Dieu, Berlusconi, c’est moi.» La barzeletta – plaisanterie – le fait encore rire, même si cela fait des années que le Premier ministre italien et tycoon des médias la raconte. Mégalo, il l’est assurément, clamant haut et fort que son «gouvernement est le meilleur qu’ait eu l’Italie depuis cent cinquante ans».  Des forfanteries à prendre aussi au second degré car l’individu, à en  croire ses proches, serait doté d’un réel sens de l’humour. Mais ces  poses de fanfarone plaisent à son public – pardon, à ses  électeurs – autant qu’elles déchaînent les cris d’orfraie de ses  adversaires. A gauche, bien sûr, mais même au sein d’une certaine droite  libérale et intellectuelle, on adore haïr Silvio Berlusconi. Aucun  leader depuis Mussolini n’a autant occupé la une des médias. «Ou bien les journaux parlent de lui, en bien ou en mal, ou ils n’ont rien à dire», ricane Vittorio Feltri, directeur et éditorialiste de choc d’Il Giornale, le quotidien qui appartient à la famille Berlusconi. A l’étranger, c’est encore pire. On se gausse et on s’indigne.
Je reconnais n’être pas très original dans ma détestation de celui  qui est tout à la fois l’homme le plus riche et le plus puissant du  pays, trois fois président du Conseil et qui, surtout, incarne la part  la plus histrionesque, clinquante et régressive de l’Italie. «Je ne redoute pas tant Berlusconi en soi que Berlusconi en moi»,  chantait le Génois Gian Piero Alloisio. Moi aussi parfois,  malheureusement, le personnage me fait rire. Ses boutades sont  calculées. Elles libèrent des non-dits sur le fric et l’art de  s’arranger avec la loi. Elles légitiment des thèmes longtemps tabous,  comme la xénophobie ou le mépris des pauvres et des faibles, dans un  monde politique transalpin dominé, jusqu’à la fin des années 80, par la  morale des cultures catholique et communiste. D’où son étonnante cote de  popularité, même si elle a récemment chuté à tout juste 41% d’opinions  favorables. Mais il reste en tête, sans aucun véritable rival, en dépit  de ses vaudevillesques frasques sentimentales et de ses innombrables  casseroles judiciaires. Et malgré la réalité d’une crise économique  longtemps niée par ce self-made-man milanais qui clamait, à l’aube de  son irrésistible ascension politique au début des années 90, vouloir «gouverner avec la liberté de l’entrepreneur». Quand on l’interrogeait à l’époque sur la recette de son succès, il répondait : «To think big», en anglais, pour faire genre et avec un large sourire. Le marketing appliqué à la politique. «Haleine fraîche, mains sèches et toujours un compliment pour votre interlocuteur»,  recommandait-il aux cadres de Forza Italia, parti-entreprise qui permit  de remporter en 1994 les élections, à peine quelques mois après son  irruption dans un paysage politique dévasté par les enquêtes mani pullite  (mains propres). Il réorganisa une droite aux abois, jouant à fond de  la peur «des rouges», son éternel fonds de commerce électoral.
Mais le séducteur qui aimait à jouer au crooner s’est transformé en  une caricature de vieux beau. Cheveux teints et implants, il arbore  désormais un visage cireux et figé d’ultra-lifté. Jamais il n’a autant  raconté de blagues de cul, pour bien montrer que toujours, «il en a»,  malgré un cancer de la prostate opéré en 1997. D’où aussi son  irrésistible besoin de s’entourer de jeunes et jolies jeunes filles,  dont la célèbre Noemie, sa protégée napolitaine qui l’appelait «papounet». «Une putanocratie»,  selon le mot de Paolo Guzzanti, député berlusconien repenti, où le  débat d’idées est dominé par le kitsch télévisé, où les candidates aux  élections comme les femmes ministres sont sélectionnées en fonction de  leur tour de poitrine.
Tout en lui suscite une irrépressible irritation. Sa «beauferie» avec des vannes bien grasses sur le «bronzage»  d’ Obama ou sur la beauté des secrétaires italiennes, avantage notable  pour les investisseurs. Il est riche, très riche et aime le montrer avec  fêtes felliniennes dans ses rutilantes villas. Il plaisante sur  Mussolini, «qui n’a pas tué grand-monde», et il a réintégré  dans le jeu politique les postfascistes. Il gouverne avec la très  xénophobe Ligue du Nord, dont les virulentes proclamations anti-immigrés  font passer les dérives verbales de Le Pen pour des boutades de  patronage. A cela s’ajoutent de nombreuses lois taillées sur mesure et  un évident conflit d’intérêts entre le chef de l’exécutif et le patron  de l’empire médiatique. Celui que l’on surnomme «Sua Emittenza»  – jeu de mots entre éminence et émetteur – contrôle notamment la plus  grande partie du PAF transalpin. Jour après jour, ses médias le  célèbrent, transformant en épopée la résolution de la question des  ordures ménagères à Naples ou le relogement dans des préfabriqués des  victimes du séisme de L’Aquila. De là à dire que ce tintamarre à sa  gloire achète les votes du pays, il y a un pas à ne pas franchir. Mais  il a perdu deux fois les élections. En fait, ses frasques amusent.
«Silvio Berlusconi reste une bonne autobiographie de la nation»,  résumait le politologue Gianfranco Pasquino. Du moins l’autobiographie  d’une certaine Italie, droguée à la télévision paillettes, avide de  fric, portée à l’illégalité, indulgente à la corruption et viscéralement  hostile à l’Etat. «Il incarne la culture du motorino (le vélomoteur)», ironisait l’écrivain de polars Andrea Camilleri, c’est-à-dire celle du petit malin qui se faufile, s’arrange et se démerde. «Je suis comme vous, j’aime les belles femmes, le foot et bien m’amuser»,  se plaît d’ailleurs à rappeler «il Cavaliere», qui joue à fond de cette  identification. A la veille de son second triomphe électoral, en 2001,  il avait, en direct à la télévision, signé «un contrat avec les Italiens», promettant une quasi totale défiscalisation de l’héritage. «Ce sont mes intérêts et ce sont aussi les vôtres», martelait le magnat qui, sur ce point, a tenu parole.
C’est un extraordinaire bonimenteur et il adore jouer les camelots. A  la veille de l’été, il vantait dans un spot du ministère du Tourisme  les délices du voyagetransalpin, pour inciter ses compatriotes à y  passer leurs vacances. Berlusconi n’est pas la maladie de l’Italie mais  son symptôme. Et ce mélange de tout-à-l’ego, de populisme,  d’ultralibéralisme de façade et de clientélisme avec distribution  d’argent public a, depuis, fait florès ailleurs sur le Vieux Continent.  En septembre dernier, lors de son 73e anniversaire, Sua Emittenza lançait :«Je m’entraîne à souffler 110 bougies.» Bien sûr, c’était pour rire. Mais

