Michelangelo Pistoletto al Louvre con “Année 1, le Paradis sur Terre”. Da Le Monde del 4.5.13:
Pistoletto tend ses pièges visuels au Louvre
LE MONDE | 04.05.2013 à 21h58 • Mis à jour le 04.05.2013 à 22h00
Par Philippe Dagen
Michelangelo Pistoletto est l’un des rares artistes qui persistent à penser aujourd’hui que l’art peut et doit changer le monde. Etre une valeur du marché international ne figure pas au nombre de ses préoccupations majeures. Depuis ses débuts – il est né en 1933 et sa première exposition personnelle a eu lieu en 1960, à Turin –, ses créations ont un caractère politique et philosophique. Son dessein est de faire passer le spectateur de la perplexité à la réflexion. Il joue de la stupeur, de la provocation, de la dérision. Mais il joue aussi de sa connaissance savante de l’histoire des formes et des arts.
Il se montre admirablement à son aise au Louvre. Plus qu’une exposition au sens habituel du mot, “Année 1, le Paradis sur Terre” est une suite d’interventions, des souterrains cyclopéens du château médiéval à la lumière de la cour Marly, des salles de sculpture antique à celles de peinture italienne. Pistoletto y réactualise quelques-unes de ses meilleures oeuvres anciennes et en crée de nouvelles, non moins réussies, jouant avec l’architecture du palais et ses collections avec une remarquable justesse.
De plusieurs des artistes qui, avant lui, ont été invités au Louvre, on a pensé qu’ils avaient vu là principalement une occasion de se mettre en valeur et assez peu réfléchi à ce qu’est un musée, à la façon dont les oeuvres s’y trouvent présentées, à leur signification. Pistoletto, c’est l’inverse. Précis, il conçoit chacune de ses intrusions dans les salles comme une stimulation visuelle et mentale.
“TABLEAUX-MIROIRS”
Il opère tantôt dans le registre du monumental spectaculaire, tantôt dans celui de la discrétion pernicieuse. Il excelle dans ce dernier depuis longtemps : depuis son invention, en 1962, des “tableaux-miroirs”. Le principe est simple, mais personne n’y avait pensé avant lui. Il suffit d’une plaque d’Inox poli réfléchissante sur laquelle est imprimée, par sérigraphie, une image. Cette image montre une ou plusieurs figures humaines détourées. Voulez-vous mieux voir ? Vous vous placez devant. Aussitôt votre reflet entre dans l’oeuvre, dont vous devenez l’un des protagonistes.
L’exercice n’a rien d’innocent. Exemple : dans la vénérable Grande Galerie, Pistoletto place le tableau-miroir Ragazza che fotografa. Une jeune photographe regarde le réel à travers son appareil, comme tant de visiteurs du Louvre ne le voient que par leur viseur. Dans la salle à côté se trouve La Joconde, le tableau le plus photographié du monde. Le plus regardé aussi ? Non, car le temps manque. Un clic et on passe. Morale de la fable : le musée n’est plus un lieu de contemplation, mais de consommation hâtive. Pistoletto le fait remarquer, au sein même du Louvre. Il apporte donc la contradiction au meilleur endroit.
On peut dire autant d’autres tableaux-miroirs, dont la très carcérale longue Cage, elle aussi dans la Grande Galerie – elle-même une longue cage à tableaux. Et de la Sainte conversation, accrochée au salon Carré parmi des tableaux religieux et où se trouvent Anselmo, Zorio et Penone – trois artistes proches de Pistoletto, comme lui classés dans l'”arte povera” depuis que le critique italien Germano Celant a inventé le terme à la fin des années 1960. L’allusion est autobiographique. Elle sous-entend aussi que, en dépit des apparences, l’art contemporain n’est pas profondément différent de l’art ancien. Les modes de création ont changé, pas la volonté de donner un sens.
TROISIÈME PARADIS
De telles oeuvres supposent un regard attentif. Qui passe vite dans l’aile Denon devant la Vénus aux chiffons ne voit qu’une sculpture de marbre blanc dans le genre classique bizarrement enfouie sous de vieux vêtements criards. Qui s’attarde comprend que ces débris d’aujourd’hui la rendront bientôt invisible – ce qui est peut-être le destin de la culture ancienne, à moins que ce ne soit celui de la nudité, interdite par les puritanismes de toutes sortes qui prolifèrent. Qui ne s’arrête pas devant la Mappemonde au centre du salon Denon ne saura pas que le globe, lui-même enfermé dans une sphère de tiges de fer, est tapissé de pages de journaux racontant l’actualité de la planète, ce qui est évidemment symbolique.
Si l’adjectif s’applique à l’ensemble de l’oeuvre de Pistoletto, son symbolisme est devenu plus complexe au fil des années. L’artiste a ainsi dessiné le signe de ce qu’il nomme le Troisième Paradis, qui serait le temps d’une création collective oùsciences et arts se retrouveraient et agiraient ensemble – une nouvelle Renaissance.
Ce signe énigmatique, qui est apposé sur la Pyramide à l’entrée du musée, ce sont trois boucles – et non deux comme dans le signe mathématique de l’infini. Elles sont tracées d’une seule ligne continue, pour appeler à l’unité retrouvée entre homme et nature, féminin et masculin, individu et société. Il réapparaît, long de 13 mètres, tout de chiffons noués, suspendu à l’horizontale sous la verrière de la cour Marly. La boucle centrale est transpercée en son centre par un obélisque de 12 mètres de haut, entièrement tapissé de miroirs. La signification sexuelle est flagrante, mais elle n’est ni unique ni même essentielle. Pistoletto préfère faireobserver que l’obélisque est, dans l’histoire des formes, une architecture dupouvoir politique et religieux, de sa majesté et de sa commémoration. Mais, recouvert de miroirs, il cesse de l’être, puisque tout un chacun s’y reflète. C’est ce qu’il appelle “l’ouverture du miroir “, un appel à l’universel.
Utopique ? Pistoletto ne l’ignore pas. Mais il n’en veut pas moins accélérer la“transformation sociale”, la “révolution”, sans lesquelles, pronostique-t-il, l’humanité a peu de chances de survivre encore longtemps. Le modèle serait celui de sa Cittadelarte – ville idéale, libre, égalitaire et généreuse. Ce n’est, pour l’heure, qu’un dispositif vidéo où le visiteur se trouve précipité par le truchement de caméras. A nouveau, l’oeuvre opère à la façon d’un piège dont l’artiste espère que l’on sorte, sinon changé, du moins éveillé. Et pour que nul ne puisse demeurerindifférent à son propos, il a écrit en lettres de néon, dans les langues de l’Europe, cet impératif moral : “Aimez les différences”. L’humanité en est encore loin.
Michelangelo Pistoletto, Année 1, le Paradis sur Terre, Musée du Louvre, Paris 1er. Du mercredi au lundi de 9 heures à 17 h 45, mercredi et vendredi jusqu’à 21 h 30. Entrée : 11 € ; Jusqu’au 2 septembre. Louvre.fr.